dimanche 26 décembre 2010

Comment le bandonéon est entré dans ma vie

Si les habitants des deux rives du Rio de la Plata peuvent entonner : d'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été bercé par le son du bandonéon... Ce n'est pas mon cas. J'ai dû le reconnaître néanmoins lorsqu'il m'a attrapé dans ses filets, même si je ne peux préciser ni quand ni comment; petit à petit, puissamment, définitivement. Dans ma famille, sans être mélomanes, on écoutait pas mal de musiques l'air de rien et dans un joyeux éclectisme incontrôlé. En 1989, ma mère était revenue enchantée d'un concert d'Astor Piazzolla avec Milva au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Cette musique que nous écoutions en boucle semblait m'avoir pénétré, me parler spécialement, à moi, l'adolescente provinciale et déracinée, à défaut d'être exilée.

Après des études d'audiovisuel suivies par de plus en plus d'incartades professionnelles dans le monde de la musique, je cède à ma grandiloquente pulsion d'écrire une série de documentaires sur la musique et la danse liées à l'identité d'un peuple. C'est avant tout l'expression d'une culture, à travers sa danse, sa musique, son chant et ses paroles qui m'intéresse.
Après quelques recherches sur différentes régions du globe, je me retrouve confrontée à la nécessité d'un numéro zéro à mener à bien; sinon je sens bien que je pourrais y passer ma vie ! J'hésite peu entre le flamenco et le tango. Nous sommes en 1992, l'année où Atahualpa Yupanqui et Astor Piazzolla nous font faux bond. Je passe l'été au Festival d'Avignon dédié à l'Amérique Latine où j'apprécie, entre autres, le spectacle "Zarzuela, historia de un patio". Contre toute attente, le bandonéon y est présent.
De l'Argentine, je ne connais alors que ces mères qui luttent depuis des années pour retrouver leurs enfants, se réunissant tous les jeudis autour de la Place de Mai, réclamant justice pour les 30.000 disparus de leur dernière dictature (1976-1983). C'est aussi l'époque où je dévore la biographie d'Hugo Pratt - dessinateur et fin connaisseur de l'Argentine, père de Corto Maltese - intitulée "Le désir d'être inutile" qui vient rejoindre d'autres stimuli qui me conduisent vers un chemin non prémédité. Je profite de ma vie parisienne pour rencontrer tous les musiciens, chanteurs puis danseurs argentins de la place. Je laisse alors tomber le documentaire-prétexte pour entrer corps et âme dans ce monde du tango que je n'allais plus quitter. Aller à la rencontre des autres est la meilleure façon de dépasser ma timidité maladive d'alors et de la troquer pour une curiosité tout azimuth qui me porte naturellement vers toujours plus de découvertes et de connaissances, sans ostentation.

En octobre 1992, je me rends dans la belle ville de Nantes, transformée, à l’occasion du festival "Les Allumés de Nantes", en Buenos Aires. C'est pour moi comme mon premier voyage à Buenos Aires. Voici ce que j'écris alors dans mon Journal de Bord de l'époque :

“Nantes se met à l’heure latino-américaine, à celle du métissage des cultures, à l’odeur d’empanadas, ces chaussons à la viande; au goût de maté, cette infusion amère; à la couleur des longues nuits musicales. […] Me falta la cruz del Sur. La Croix du Sud me manque avec son clignotement que l’on guette dans le ciel, point de repère comme pour se rassurer à travers nos errances. Un peu d’empressement à me plonger dans cette semaine aux accents de tango, à la découverte de quelques-uns des habitants de Buenos Aires, les porteños. […] Vers 19h, je me retrouve sur les quais de Loire où a lieu l’ouverture des “Allumés”. Je me dirige à travers la foule, me guidant au son du bandonéon, qui peu à peu, je le comprends, émane de l’imposant cargo Melquiadès. Malgré l'avancée lente et massive du cargo avant l’accostage, je perds régulièrement les musiciens de vue, à la proue de ce cargo disproportionné, tant les Nantais se sont mobilisés. Je n’aperçois ni les notes, ni les doigts, seulement de temps en temps la chevelure blanchie de Néstor Marconi. Par le truchement de mes oreilles, me parvient une drôle d'émotion. Comme aspirée par ses notes, je maintiens mon regard dans leur direction tandis que la foule se déplace. Une grue soulève alors lentement un immense et pesant rideau de velours rouge vers ce long pont qui domine la scène et la Loire. Subitement, le rideau s’embrase et la bourrasque de fumée s’engouffre sous le pont de Cheviré. Impressionnant ! La fête peut alors commencer pour ces milliers de personnes venues assister, tout comme moi, à l'ouverture enflammée des “Allumés”.

Cinq ans plus tard, alors que je suis devenue, presque malgré moi, agent de musiciens argentins, Fernando Maguna, fraîchement débarqué d'Argentine pour intégrer l’orchestre de Juan José Mosalini en tant que pianiste, cherche à vendre son bandonéon. Par un extravagant concours de circonstances trop long à raconter ici, je décide de le lui acheter alors que je n’ai jamais songé avoir un instrument. Et que je ne dispose pas de la somme requise. Après seulement quelques jours passés en sa compagnie, à l'idée m'en séparer, je suis submergée de larmes, comme si on allait m'arracher mon enfant. Juanjo Mosalini, touché par mon état, me donne alors mon premier cours de bandonéon. Je finis par me débrouiller pour trouver l'argent et fais ainsi l'acquisition de mon premier bandonéon !

Si j'ai appris relativement facilement à danser le tango, j'ai toujours eu le bandonéon retors ! Malgré quelques balbutiantes leçons au Conservatoire de Gennevilliers, j'ai renoncé pendant dix ans à son apprentissage, ne sachant pas lire la musique ; avant de tenter de m'y remettre, et ce, malgré mon indiscipline, ma relation conflictuelle et mes découragements chroniques.

10 ans plus tard, Fernando m'apprend que mon bandonéon était celui que son père lui avait offert. Je décide alors d'en changer et il peut ainsi le récupérer. Il y a toujours beaucoup d'affects autour de chaque instrument, ce n'est jamais neutre, Dieu sait ce qu'ils ont traversé comme tempêtes.

Pendant 7 ans, je serais l'agent de Juan José Mosalini et j'aurais l'occasion d'écouter nombre de bandonéonistes de renom. Une aubaine que je n'évalue pas.

Pourrait-on écrire une sorte de sacre du bandonéon, d'ode à son univers multiple et à ceux, bienveillants complices, qui lui donnent corps, âme et son ?

Aujourd'hui, après bien des détours, je n'ai trouvé meilleur moyen que ce livre pour lui dire cet envoûtement absolu, renouvelé, cette découverte sans fin de possibles, au delà des mots, son côté "trop intense pour être honnête" et ce mystère jamais tout à fait élucidé qui opère comme un charme...

L'écriture me permet de prendre le temps de partager ces voyages et ces rencontres avec quelques-uns des protagonistes que j'ai croisés et qui m'ont poussée dans des retranchements imprévus. Mon défi secret est à la fois de faire mieux connaître cet instrument au grand public mais aussi à ceux qui le connaissent ou le pratiquent déjà, en faisant découvrir d'autres surprenantes facettes. Que le son du bandonéon puisse atteindre encore plus de gens car je le crois bienfaisant et parfaitement actuel !

    Mes veines auraient-elles du sang de bandonéon, comme le chante Malena dans un tango éponyme du parolier Homero Manzi ?

    Qui s'y frotte, s'y pique. Si vous y touchez, vous n’en ressortirez pas indemne… S'il ne nous rend pas meilleur, il nous rend plus authentique, et nous révèle des choses de nous-mêmes.

    Laissez-vous guider dans l'exploration des milles et un rouages de cet instrument qui de légendaire vous deviendra familier.

    La corne de brume a sonné du haut du phare. Embarquez-vous en terres bandonéonnes.

Solange Bazely

mercredi 22 décembre 2010

David Tudor Bandoneon! (a combine)

Au moment de 9 Evenings, David Tudor est surtout connu en tant que pianiste interprète, en particulier des œuvres de John Cage, avec qui il collabore depuis le début des années 1950. À partir de 1964, avec Fluorescent Sound, Tudor commence un parcours de compositeur. Bandoneon! (a combine) est l'une de ses toutes premières compositions, comprenant trois éléments principaux : un bandonéon, le couplage bandonéon-dispositif électronique et l'association image-son. Ces trois éléments apparaissent dans des œuvres antérieures à Bandoneon! (écrites par d'autres compositeurs et interprétées par Tudor), où l’on peut lire les prémices de la pièce conçue pour 9 Evenings.

Pianiste, David Tudor apprend au début des années 1960 à jouer du bandonéon. Mauricio Kagel lui avait fait découvrir cet instrument de musique argentin proche de l'accordéon et avait composé à son intention une œuvre pour bandonéon intitulée Pandora's Box (1961). Pour 9 Evenings, la première idée de Tudor était d'interpréter cette pièce : « J’ai acheté un bandonéon et j’en ai fait faire un pour moi, un gros, car j’avais en tête de réaliser une performance avec ce dernier. Le concept de la pièce de Kagel m’intéressait. Il s’agissait d’une pièce de musique composée comme une boucle sans fin. Alors, quand on m’a demandé de préparer une soirée dans le cadre de 9 Evenings, j’ai songé à une façon de réaliser cette pièce; puis j’ai poursuivi ma réflexion et j’ai commencé à accumuler de l’équipement et j’ai vu les possibles utilisations du bandonéon, ce qui m’a fait oublier complètement le lien avec la pièce de Kagel. (1) »

D'autres compositeurs écrivent des œuvres pour bandonéon interprétées par David Tudor. En 1964, il joue avec Pauline Oliveros, compositrice de Duo for Accordion and Bandoneon with Possible Mynah Bird Obligato. Le 6 août 1966, à St Paul de Vence, il interprète Mesa, de Gordon Mumma, composée pour une chorégraphie de Merce Cunningham intitulée Place. Dans cette œuvre (2), le son d'un bandonéon joué par Tudor est capté par six micros, traité par un dispositif électronique (manipulé par Mumma) et diffusé grâce à quatre haut-parleurs. Mumma envisageait déjà une configuration où le fonctionnement du dispositif électronique serait automatique : « Si ces modules logiques fonctionnent en mode pleinement automatique, la performance la plus extrême de MESA devient possible : un duo entre le joueur de bandonéon et la circuiterie électronique. Mais les modules fonctionnent plus souvent en mode semi-automatique, un deuxième performeur prenant des décisions et outrepassant certaines parties de la logique interne. Généralement, ce deuxième performeur, c’est moi, le compositeur. (3) » Ce duo, c'est ce que réalisera Tudor dans Bandoneon!, en ajoutant un autre élément : l'association de l'image et du son.

Cette association, il l'a expérimentée dans une autre œuvre : Musica Instrumentalis, de Lowell Cross, créée le 13 mai 1966 à la Art Gallery de Toronto (4). Le son d'un bandonéon capté par des microphones stéréo commande alors le balayage des électrons de téléviseurs noir et blanc modifiés. On obtient ainsi des images générées par la musique. Ce système a été mis au point par Lowell Cross dès 1965. Il est utilisé tel quel dans 9 Evenings.

Clarisse Bardiot © 2006 FDL

dimanche 12 décembre 2010

Le bandonéon d'Alfredo Marcucci dans un musée

Mais quelle tristesse !



Comme si sa mort ne suffisait pas il y a exactement six mois, voilà que son bandonéon fait partie désormais (et apparemment selon la volonté de sa famille - quand on sait que sa femme détestait la musique...) de l'exposition permanente du Musée des Instruments à Bruxelles depuis deux jours. Il est situé au premier étage, dans la section "instruments traditionnels".

Mais le bandonéon est tout sauf une pièce de musée ! Cessez de le jouer et il meurt lui aussi, alors qu'il aurait pu continuer à vivre dans d'autres mains !

samedi 4 décembre 2010

Peter Capusotto - Juan Carlos Pelotudo toca el bandoneón (à partir de 2'40)

vendredi 3 décembre 2010

ALFREDO ARNOLD d'Héctor Negro

Combien de fois ai-je pensé à ton berceau, soufflet,
Où t’a créé l’Allemand Alfred Arnold.
Quel vent étrange t’a amené jusqu’à cette terre ?
Qui a jeté ton ancre double A sous ces cieux ?
Le miracle du tango t’attendait
Comme un rêve amassé dans la vase
et de cette boue son génie t’appelait
et il t’a trouvé avec le tango, bandonéon.

Soufflet
qu’as-tu abrité dans tes plis
le secret de ce tango
Qui respire dans ton halètement
Soufflet
ton son est devenu le langage
Que tu as appris sans un mot
Ce fut la voix de ce quartier
de la mère et de la douleur
Des gens qui souffraient.
Ce fut le frisson d’un baiser pur
Ce fut le sifflement sans gêne
Il est toujours notre voix.

Combien de fois ai-je chanté à ton chuchotement, soufflet
Et dans ton son, chantait la vie qui se donne
Comment as-tu su t'élever de la flaque au ciel ?
Comment as-tu rempli de musique ton vol ?
Buenos Aires t’attendait peut-être
depuis le jour où un certain fou t’a inventé
et ton son était le soleil qu’il manquait
Et ton poumon était mes entrailles, bandonéon.

Paroles de Héctor Negro (1934-) : http://hectornegro.blogspot.com/
musique de Gabriel Chula Clausi

dimanche 28 novembre 2010

Bandonéon & auteurs

Paroles de tango ou poèmes griffonnés sur une nappe de bistrot ou sur un clavier Qwerty tout aussi bien qu'en Azerty, le bandonéon, objet sonore identifié, inspire de nombreux auteurs qui lui rendent hommage, souvent en le considérant comme leur confident ou le témoin des quêtes, conquêtes, peines et déboires mais aussi à la gloire de ceux qui ont su exprimer à travers cet instrument, comme une prolongation d'eux-mêmes, toute leur intimité. Quand les mots expriment le sens du son...

Le poète Julian Centeya (1910-1974) disait que le bandonéon était une cage habitée par 100 oiseaux aveugles !


Bonne nuit, che bandoneón
Bonsoir, che bandoneón, ça fait du bien de te voir ainsi et dans d'aussi bonnes mains... Ne faites pas votre modeste, don Fueye, faites-moi entendre votre musique tandis que je vous accompagne avec mon vin, ma cigarette et tant de nostalgies, cette nostalgie qui porte tous vos noms, puisque vous vous appelez Ciriaco Ortiz, vous vous appelez Federico, vous vous appelez Láurenz, vous vous appelez Piazzolla, vous vous appelez Pichuco, vous avez tant d'autres noms et cette nuit, vous vous appelez Juan José Mosalini. Pensez si je le connais; prenez votre souffle et allez-y, parlez-moi de ce Buenos Aires maintenant si lointain pour moi, parlez-moi de ma vie de gosse et de garçon... et merci, Che bandoneon.
Julio Córtazar

jeudi 25 novembre 2010

Fueye / Soufflet (1942)

Quand elle  est arrivée, je t’ai entendu rire
Quand elle est partie, ton son a pleuré
Sur tes touches, comme cachée
frère bandonéon, est toute ma vie.
Avec ton copeau d’émotion s’allume
la flamme obscure de ton absence
et de mon amour.
Quand elle est arrivée, je t’ai entendu rire
Quand elle est partie, ton son a pleuré.

Soufflet, ne goutte pas de tristesses,
soufflet, que ton grognement me fait peine.
Allons, il ne faut pas perdre la tête,
allons, nous savons déjà très bien
qu’il ne faut pas le faire
qu’elle est déjà partie de notre côté
et qu’à nous deux tu nous as jeté
dans le coin des souvenirs morts
Soufflet, ne goutte pas d’amertume
Allons, il faut savoir oublier.

Quand elle est arrivée, cristal d’amour.
Quand elle est partie, voix de rancune.
J’ai gardé son ingratitude dans la cage
Avec ton manteau bleu je l’ai fait linceul.
C’est l’histoire du château de cartes
que nous dressons à ton chuchotement, bandonéon.
Quand elle est arrivée, cristal d’amour.
Quand elle est partie, voix de rancune.

Paroles d’Homero Manzi (1907-1951) musique de Charlo (1905-1990)

Les notes sur les notes

Prototype appartenant à Harry Geuns, tentative de faire comme le violon de Julio de Caro en amplifiant...


Ordoñez et Bramardi 1928

dimanche 21 novembre 2010

Kurt Weill

Saviez-vous que le compositeur Allemand d'origine juive Kurt Weill (1900-1950) avait utilisé à deux reprises, lors de sa fructueuse collaboration avec Bertold Brecht le bandonéon (même si de façon anecdotique il est vrai) ?

Dans l'Opéra de Quat'sous (en Allemand Die Dreigroschenoper et en Anglais Three penny Opera il y en a que 3 sous) en 1928 (l'année dernière au Théâtre de la ville à Paris avec Tatjana Bulava au bandonéon) et dans Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny (1930).

Ce dernier opéra est actuellement au Théâtre du Capitole avec le jeune Lysandre Donoso dans le rôle du bandonéoniste dans une mise en scène étonnante de Laurent Pelly qui mettra en scène l'Opéra de Quat'sous à la Comédie Française à Paris du 2 avril au 19 juillet 2011.

Ce genre nouveau de théâtre musical a été créé contre la "totale crétinisation de l’opéra" et Kurt Weill –  puise dans l’opérette, le jazz, les chansons de cabaret –, pour ce "théâtre épique" que thérisera plus tard Bertold Brecht.

Selon le bandonéoniste Christian Gerber que j'ai interrogé à ce sujet et qui joue justement en ce moment l'Opéra de quat'sous à Hambourg, Weill l'a intégré car le bandonéon était très populaire à cette époque en même temps que cela sort de l'instrumentation classique.,avec un son "nouveau". Il n'avait jamais utilisé dans la musique dite "sérieuse" auparavant mais que comme musique populaire et folklorique.

D'ailleurs, en dehors du bandonéon, Kurt Weill utilise également la guitare hawaïenne, la mandoline (ou cithare) et l'harmonium qui fréquentent très peu les opéras.

mercredi 17 novembre 2010

Madrigal d'absence par Matías Gonzalez (10/11/2010)

""C'est toujours ce que je dis à mes élèves : étudiez, même si c'est à la marelle que vous voulez jouer. Je les conseille d'après  ma longue expérience de vieux routard.  La technique est certes importante, mais je leur parle de musique, de la vie et d'éthique. Leur faire comprendre qu'en plus d'être de bons musiciens, ils doivent être de très bonnes personnes".

Marcos Madrigal - Photo d'Olivier Elissalt: www.elissalt.com/Tango.htm

Cher Maître,
Je vais me permettre de te tutoyer pour la première fois.

Comment puis-je te remercier de tout ce que tu m'as enseigné ? Le respect, l'espièglerie, l'optimisme inébranlable  face à l'adversité, la dignité de tout travail quelles qu'en soient les conditions, le "naturisme" (je me réfère au fait de manger sainement ou de rajouter du citron dans le maté, et non pas au nudisme...); le partage du peu que l'on possède, de façon désintéressée, l'humilité... et cela fait à peine trois semaines que tu m'as appris que les croissants sont meilleurs réchauffés... Parmi tant de choses encore, tu m'as enseigné le bandonéon en m'insufflant ton désir constant de te dépasser, malgré tes 94 ans.

Je t'ai connu quand j’avais besoin de quelqu'un qui sache prendre en compte mes aspirations. La plus importante d'entre elles était de jouer le bandonéon. La dure situation économique que nous vivions à la fin des années 90 t'a amené à me proposer des cours gratuits que je n'osais accepter. Aussi, je m'évertuais à trouver toutes les raisons possibles pour rester auprès de toi.
Je me souviens que sous l'utopique excuse de classer les mille et mille partitions empilées dans ta petite chambre mythique, je t'écoutais jouer ou parler pendant des heures. Il faisait très froid et plus je classais, plus l'air se remplissait de poussière et d'acariens.
Comme il faisait nuit tôt, le goûter se faisait dans la demie obscurité (bien sûr... le goûter, car tu n'aurais jamais permis que je m'en aille l'estomac vide) : le thé en sachet Green Hills fumant ,accompagné de ces merveilleuses petites biscottes Hojalmar. Alors tu commençais à raconter quelques-unes de tes blagues (certaines légèrement coquines) qui nous faisaient tant rire.  Malgré la dèche, c'était pour moi, la synthèse du bonheur. Chaque fois que je trouvais quelque chose d'intéressant dans ta bibliothèque musicale dantesque, je te le passais, tu le jouais et ensuite on le commentait. Ça pouvait aller des transcriptions d'Art Tatum; ou peut-être une pièce d'Albéniz, de Mozart; de Máximo Mori ou de Pérez Prechi. À présent, je revois cela si clairement !  C'est ainsi que tu m'as enseigné la curiosité et l'importance de la quête permanente, sans même avoir besoin de jouer une seule note. Tu étais la parfaite symbiose entre Monsieur Miyagui de "Karate Kid" et du Maître Yoda de "Star Wars".
Peu de temps après, vers tes quatre-vingt et quelques années, la situation critique t'obligea à prendre le bandonéon et aller jouer à la station de train pour voir si tu n'en tirerais pas quelque argent. Je me souviens qu'en t'accompagnant pour la première fois dans ce via crucis de la station Bartolomé Mitre, j'ai reçu un autre de tes enseignements transcendantaux. Devant ce qui était alors, pour moi, un comble ... je t'ai demandé :
   - Maître, comment se peut-il que vous, à votre âge et avec la carrière que vous avez conduite, vous soyez obligé de jouer ici pour quelques pièces ?
   - Matías, quel est le problème? J'ai besoin de travailler. Je prends cela comme un travail. Vu comme cela, il n'y a rien de plus digne que d'être ici, n'est-ce pas ?
Immédiatement, et comme pour couper court avec le côté solennel, tu as ajouté :
   -Ouïe! Regarde cette petite vieille qui vient par là...
La petite vieille était une femme de 40/42 ans et qui les portait très (très) bien. Et tu as fini par lui faire un compliment ("mais quel beau sourire !") en lui dédiant l'habituelle valse “Palomita Blanca”.
De bonne humeur. Toujours. Il n'y a pas de travail indigne. Jamais.
Pourquoi j'attendais tant qu'un article émouvant soit publié à ta mémoire ?
Peut-être parce qu'Osvaldo Pugliese et Horacio Salgán ont commencé leurs pas avec toi ?
Ou parce que tu as fait partie du légendaire sextet de Elvino Vardaro?
Peut-être parce qu'en plus, tu as travaillé - et la liste est impressionnante,- avec Alfredo Gobbi, Héctor Stamponi, Hector María Artola, Francisco Lomuto, Federico Scorticati, Carlos García, Dino Saluzzi, Julio de Caro, Osvaldo Fresedo, Argentino Galván, Roberto Pansera, Julio Ahumada, Carlos Marcucci, Antonio Agri, Leopoldo Federico, Jaime Gosis ?
Cela aurait pu être parce que tu as formé plusieurs générations de bandonéonistes. La liste est immense, et en voici seulement quelques-uns parmi nous :  José Libertella, Ernesto Baffa, Mario Montagna, Miguel Ángel Nicosia, Gabriel Merlino, Ernesto Molina, Ramiro Boero, Federico Vázquez, Víctor Hugo Villena, Luciano Sciarreta, Horacio Romo, Marcelo Nisinman, moi-même ?
Ou serait-ce encore pour ta méthode moderne de bandonéon, chaleureusement recommandée par Roberto Di Filippo et Leopoldo Federico, ouvrage relancé récemment par Ricordi ? (J'ouvre une parenthèse importante concernant le fait que je t'ai entendu râler souvent contre les conditions de cette réédition).
A moins que tes mérites n’aient pas été suffisants pour susciter ne serait-ce qu'une petite note dans un coin de journal. Même si tu restais complètement insensible à ce genre de détails parce que tu ne connaissais pas la vanité. Cela fait mal de voir partir une partie importante de l'histoire du tango dans une froide indifférence et sans répercussion. Souvent, l'infamie a de meilleurs attachés de presse.
“Qu'ils aillent se faire foutre!” aurais-tu dit et une fois de plus, j'éclate de rire.
Bordel, est-ce possible ? Alors que, quand je t'ai vu il y a trois semaines, tu allais bien. Qu'importe que tu sois presque centenaire ! Bien que j'ai interrompu ta sieste et un rêve assez intéressant, tu m'as reçu en souriant et avec une longue étreinte. Tu as chauffé de l'eau dans "la pava", on s'est bu deux à trois tournées de maté, tu as fait griller les croissants dans un four au bord de l'explosion et nous avons quasiment tout mangé (au moins dix...). Tu m'as demandé comment ça allait en Fggrancia (en imitant l'accent) et comment je faisais pour supporter les Fggrançais. Nous avons parlé de musique. De la façon dont tu continuais à étudier malgré les douleurs. Nous avons parlé de combien d'élèves tu avais actuellement. On était d'accord sur la façon de voir le pays et comment il avait changé depuis que nous nous connaissions. Tu m'as demandé si je montais encore dans les trains sans ticket. Et je t'ai dit que oui, "si c'est juste pour une station". Ensuite, tu m'as raccompagné jusqu'à la porte et j'ai pris congé de toi :
"A bientôt et prenez soin de vous"...
La version originale en espagnol se trouve ou en cliquant sur le titre.

samedi 6 novembre 2010

A propos de la loi de protection des bandonéons en Argentine 3

A propos de la loi de protection des bandonéons en Argentine 1

A propos de la loi de protection des bandonéons en Argentine 2

Marcos Madrigal - Sa vie avec son bandonéon - Reportage

Marcos Madrigal est mort hier à 94 ans - Ici à 80 ans

Quand je l'ai rencontré en 2007, j'ai eu un mal de chien à le quitter... Personnage attachant, d'une humilité incroyable qui vivait dans un semi-taudis, au fond d'un jardin...





Hier, nous fêtions les 63 ans de Rubén Juarez... S'il nous avait laissé faire, il aurait été là. Voici un lien avec une interview :
 

mardi 2 novembre 2010

Un défi au récit

Afin d'éviter que n'aille à la poubelle un certain nombre de recherches et d'informations que j'ai faites sur le bandonéon, notamment de celles qui ne feront pas partie du livre "Bandonéon sans frontières", en cours de rédaction, j'ai décidé - de retour du 3ème festival ARTETANGO d'Albi, de créer ce blog francophone.