samedi 21 juillet 2012

Article paru dans Clarín puis traduit par Courrier International


Les sanglots longs des bandonéons envolés

Rares, chers et très prisés des touristes, les bandonéons font l'objet de vols en série à Buenos Aires. Le quotidien Clarín a rencontré plusieurs musiciens dépouillés et amers.
18.07.2012 | Nahuel Gallota | Clarín
Pochette d'un album de Néstor Marconi, victime récente d'un vol de bandonéon.
Pochette d'un album de Néstor Marconi, victime récente d'un vol de bandonéon.
Le musicien Néstor Marconi sentait qu’il était sur la liste, que cela pouvait lui arriver à n’importe quel moment. Bon nombre de ses collègues s’étaient déjà fait voler des bandonéons. "Il suffit d’être passé chez moi une fois pour m’avoir entendu en jouer", explique-t-il, se demandant qui a pu entrer chez lui, à Olivos [quartier de la banlieue nord de Buenos Aires], le dernier week-end de juin.
Si Marconi redoutait les vols, c’est parce que, voilà deux ans, les bandonéons ont commencé à être des objets convoités. En effet, ces instruments sont chers, se revendent en dollars, sont recherchés par les touristes et difficiles à obtenir. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Argentine a cessé d’en importer.
Dans les cinq jours qui ont suivi le vol chez Marconi, au moins trois familles ont frappé à la porte du luthier Oscar Fischer. Elles voulaient toutes vendre leurs bandonéons. Mais depuis un certain temps déjà, Fischer s’inquiétait de la disparition des bandonéons. "Dans les années 1980 et 1990, les musiciens qui se rendaient en Europe connaissaient la vogue du bandonéon. Ils y allaient, ils organisaient une vente dans le hall de l’hôtel et vendaient tout", raconte-t-il, dans les locaux de la Maison du bandonéon.
Résultat : en 2004, il a eu l’idée de promouvoir une proposition de loi. La Loi de protection du bandonéon a été aprouvée en 2008, mais elle n'est pas encore entrée en vigueur. “Si les meilleurs musiciens avaient soutenu cette loi et l’enregistrement des instruments, on pourrait lutter contre cette épidémie de vols”, estime Fischer. Pour lui, la publicité faite autour de cette loi a permis aux délinquants de comprendre qu'il pouvait être rentable de voler un bandonéon.
Norberto Vogel affirme que, depuis le mois de novembre, il recherche tous les jours sur Internet les quatre bandonéons qu’on lui a volés à son domicile. Chaque musicien cambriolé met des photos du bandonéon volé sur les réseaux sociaux et les sites professionnels. Dans le milieu de la musique, il existe une règle non écrite, mais pas toujours appliquée : aucun musicien ne doit acheter de bandonéons volés.
Vogel dit qu’il est ruiné, qu’on l’a dépossédé d’un investissement de 20 000 dollars, qu’il a dû prendre des crédits pour s’acheter de nouveaux instruments. "Je ne sais pas comment ils écoulent les bandonéons, explique-t-il. Je ne sais pas s’ils se postent à l’aéroport pour les proposer à la vente ou s’ils volent sur commande. Le monde du bandonéon est tout petit. Il y a à peine cinq ou six sociétés qui les réparent, et trois ou quatre qui en achètent ou en vendent".
Vogel donne des concerts dans des tanguerías [clubs de tango] et dispense des cours particuliers. En novembre, un homme l’a contacté pour qu’il apprenne à jouer à ses neveux. Trois personnes se sont présentées chez lui, dans le quartier de Villa Urquiza. Celui qui l’avait appelé, un homme d’environ 65 ans, est entré le premier disant que ses neveux étaient en train de se garer. Il est reparti et les élèves sont arrivés, tous les deux dans les 25 ans, en costume-cravate. A la fin de l’heure de cours, ils ont menacé leur professeur d’une arme à feu et d’un couteau. "Ils étaient là pour voler les quatre bandonéons, raconte le musicien. Ils ne s’intéressaient ni à mon portefeuille ni à mes appareils électroménagers, à rien de tout ça. Il y a quelques mois, un collègue a été cambriolé de la même façon chez lui, à Almagro [un quartier du centre de Buenos Aires]. C’était la même bande, avec la même histoire de neveux.”
La famille Weckesser exerce le métier de luthier depuis au moins trois générations. Julia est la petite-fille de l’Allemand Jorge Weckesser, qui a ouvert dans le quartier de Barracas un atelier où l'on répare et accorde des bandonéons. "A chaque fois qu'il y a un vol de bandonéon, nous recevons des mails à la chaîne, assure-t-elle. C’est le nouveau modus operandi."
"Les voleurs pillent un patrimoine culturel, ajoute-t-elle. Les bandonéons ont un numéro de série, mais il est gravé dans le bois, on peut l’effacer ou le falsifier facilement. En outre, quand les instruments ne sont pas enregistrés, même un luthier peu expérimenté peut les repeindre, les 'maquiller' ou en changer une pièce pour qu’ils ressemblent à d’autres et puissent être revendus sur un site Internet."
Le luthier Fischer se souvient d’un particulier qui se livrait au commerce des bandonéons ; on lui a volé entre dix et treize instruments. Pour Fischer, il n’y a ni mafias ni bandes organisées. En revanche, il y a de la négligence. Quand Fischer a proposé à ses 480 clients d'installer un GPS dans leurs instruments, il n’en a pas trouvé dix qui soient prêts à débourser 600 pesos [soit 100 euros] pour le faire.