samedi 1 avril 2017

L'ombre de Venceslao de Copi met à l'honneur 4 bandonéons

Dessinateur (Revue Madame Vicenta en Argentine et le Nouvel Observateur en France), passé à l’écriture en exil et en français, Copi écrit « L’ombre de Venceslao » en 1977 en espagnol et ce n’est qu’en 1999 que son compatriote et ami le metteur en scène Jorge Lavelli le traduit, l'adapte et le met en scène en français au Théâtre de la Tempête à Paris.

C’est à cette époque que j’ai eu le plaisir de découvrir cette pièce ainsi que les talents de comédien - que je ne connaissais pas alors - du danseur de tango Jorge Rodriguez.
Et voilà qu’en octobre 2016 a eu lieu la création de cette même œuvre dans sa version Opéra, le premier composé par Martín Matalon (né en 1958) qui avait vu la pièce en 2000 et dont l’éditeur et agent Frédéric Santor avait eu l’intuition que cela pourrait être son premier opéra. Malheureusement décédé juste avant la création de la pièce en octobre dernier, cet opéra lui est dédié.

 "C'est dans la solitude de la pampa et sa monotonie sauvage que se construit le caractère introspectif et sombre de son légendaire habitant. Il parcourt l'étendue infinie de la plaine et ne fait qu'un avec son cheval. Il hante ainsi le désert avec une soif permanente de liberté. Toute une littérature l'exalte comme le symbole de l'homme indépendant et lucide, combattant l'injustice et relevant tous les défis pour le bien de l'ordre moral. On l'appelle le " gaucho " et on lui attribue les authentiques vertus de l'homme juste. Ce mythe alimente la dramaturgie de cette pièce singulière où Copi met en scène des personnages solitaires, perdus dans l'adversité de la nature, des êtres sensibles, attachés aux exigences primitives de la sexualité et des sentiments, des hommes projetés dans une éternelle errance (comme tous les personnages de Copi) et cherchant à atteindre le bonheur. Il nous parle aussi de l'infortune et du ratage, et l'on dénombre beaucoup de morts... Les uns sont volontaires, les autres sont victimes, comme dans les tragédies. C'est cet ingrédient " tragique " justement qui déclenche son contraire. Il ne peut y avoir d'humour que dans le vertige de la décadence et du malheur. Ainsi en va-t-il de ces histoires de gauchos errants à qui la grande ville volera le dernier soupir. La foule réserve aux pèlerins solitaires des turpitudes inattendues. Humour et sinistrose. Au désordre succède l'état de siège ; la vie dans sa voracité reste en suspens."  
Jorge Lavelli 


Après le très impressionnant orage d'ouverture, dans cette région entre les fleuves Paraná et Uruguay, surnommée la Mésopotamie Argentine, on se rend compte que les éléments de la nature se déchaînent autant que la crudité des mots des humains.
Les animaux, en plus de la nature, sont également présents dans la pièce par l’intermédiaire d’un singe rencontré aux chutes d'Iguazu, un perroquet malin et un cheval-homme, surnommé Gueule de rat.

Le sujet
Après la mort d’Hortensia, son épouse légitime, Venceslao décide de partir à travers la pampa argentine. Mechita sa maîtresse, son perroquet et Gueule de Rat son cheval, l’accompagnent dans ce qui deviendra son dernier voyage…

La fille de Venceslao est passionné de tango et rêve des mystères de Buenos Aires. Et Jorge Rodriguez a gardé le même rôle de séducteur que dans la version théâtrale de 1999.
Un plaisir de le retrouver là avec la soprano devenue danseuse de tango (Estelle Poscio) grâce à cette production ! Derrière la jeune fille se cache aussi une criminelle...
Les personnages ont des comportements double, à la Pirandello.

Dans cette nouvelle version, de talentueux jeunes chanteurs lyriques issus du Centre Français de Promotion Lyrique et en plus de l’orchestre aux couleurs variables, quatre bandonéonistes (Victor Villena, Max Bonnay, Guillaume Hodeau et Anthony Millet) qui jouent un interlude de 4 minutes, au moment où l’acte I passe le relais au II ème où ils restent présents.

Une œuvre poétique et vitale aux 32 scènes qui dure 1h20 avec une dynamique singulière où la scène finale très poétique et lente clôt cet opéra contemporain que vous pourrez apprécier vous-mêmes les 2, 4, 7 et 9 avril prochain au Théâtre du Capitole, sans oublier l’humour toujours recherché par Martín Matalón dans cette tragi-comédie.
Et dans d'autres opéras français, ainsi qu'à Buenos Aires et Santiago du Chili jusqu'en 2018.

Pour en savoir plus : Théâtre du Capitole
Theatre on Line - L'ombre de Venceslao

Sources : internet et les échanges lors de la rencontre avec Martín Matalon et Jorge Lavelli animée par Jésus Aguila jeudi 30 mars à 18h dans le grand foyer du Théâtre du Capitole.



Entretien
Martin Matalon, compositeur

Martin Matalon, votre opéra L’Ombre de Venceslao a été créé il y a seulement quelques mois, à l’automne 2016. Quelles sont les conventions de l’opéra que vous avez tenu à y intégrer et quelles sont celles que vous avez volontairement écartées ?

En tout premier lieu, j’ai tenu à respecter la prosodie, afin que le texte puisse être compris par le spectateur : dans plus de 90% de cet opéra, le texte est totalement compréhensible. Par contre, je ne voulais pas travailler sur une narration conventionnelle ; je ne voulais pas non plus d’un opéra dramatique. Il s’agit plutôt d’une tragi-comédie qui contient une grande part d’humour  : pour cela, la narration est totalement atomisée, découpée en scènes très colorées, avec des personnages décalés. Dès le départ, j’ai senti qu’il y avait beaucoup de vitesse, de dynamique dans l’argument. Par ailleurs, je ne suis pas rentré dans les conventions qui lient des types de rôles à des types de voix. De plus, je savais d’expérience que la voix peut devenir trop facilement monotone, soporifique même, si l’on reste cantonné à de longs dialogues chantés, sans contrastes. J’ai donc cherché à exploiter au maximum toutes les configurations issues du découpage en solo, duo, trio, quintette, etc. Ces assemblages ne sont pas liés à une quelconque convention : c’est leur diversité qui m’a intéressé, associée à tout le spectre des modes de jeux vocaux possibles, entre le parlé et le chanté.

L’opéra a hérité du XIXe une image d’art populaire. Votre opéra poursuit t-il la même ambition d’être accessible à un large public ?

Quand j’écris de la musique, qu’elle soit complexe ou non, je veux toujours être le mieux compris possible, bien entendu. Je ne voudrais pas que ma musique soit réservée à qui que ce soit : n’importe qui doit pouvoir se l’approprier. Par contre, je ne veux pas faire des choses dans le seul but de toucher spécifiquement le « grand public ». D’ailleurs, je ne sais pas ce que c’est que « le public » : pour moi ce sont des individus, pas un bloc. Au fond, on est soi-même le public idéal : j’écris simplement la musique qui sera, pour moi, la plus intéressante. J’écris avec ce que je sais et ce que je sais faire. S’il y a du tango dans cet opéra, ce n’est pas pour « faire populaire ». Le tango était déjà dans la pièce de Copi. Lavelli tenait beaucoup aux treize citations initiales de tango. Moi je voulais bien, mais c’était très différent de ce que j’écris d’habitude. En discutant beaucoup avec Lavelli on n’a gardé que cinq citations. Je ne voulais pas de patchwork. C’était un challenge de pouvoir les intégrer au tissu musical. Il y a notamment une grande scène de tango où Lavelli tenait absolument à une citation. J’ai dit : « non, pas de citation ! ». Aujourd’hui, dans cette scène, il y a bien sûr la pulsation, le rythme du tango, mais je suis volontairement sorti de la convention du tango, un peu comme Stravinsky a pu le faire : il fallait se l’approprier, le décaler. Je suis content du résultat.

Dans le répertoire d’opéra, une bonne partie de l’intensité expressive est due au lyrisme vocal : dans L’Ombre de Venceslao, comment avez vous traité la voix ?

Forcément, lorsqu’on écrit un opéra, la voix est privilégiée, mais je préfère l’opéra classique, ou baroque, plutôt que romantique. Je voulais éviter le côté romantique. Il y a cette tension de l’écriture vocale, mais la difficulté ne m’intéresse pas du tout pour elle-même. Parfois on écrit des choses difficiles, mais c’est sans avoir cherché la difficulté car c’est l’idée musicale qui peut être difficile à réaliser. Pour moi, le principal c’est que l’idée musicale sache relier le chanteur aux instruments. En composant, je me suis rendu compte qu’il y avait des parties très exigeantes. Au fur et à mesure que j’écrivais, j’envoyais sans arrêt des pages aux chanteurs. Je demandais tout le temps à la soprano coloratura : « ça te va ? ». Je ne voulais pas que ce soit trop éprouvant pour elle. J’ai d’ailleurs changé certains passages en travaillant avec les chanteurs : on s’est arrangés pour que ce soit toujours faisable pour eux. Par contre, on ne peut pas tout écrire sur une partition : une fois qu’elle est terminée, il faut travailler directement avec les chanteurs pour obtenir beaucoup plus que ce qui est simplement écrit. Si, un jour, on doit redonner cet opéra avec une autre équipe, il faudra refaire tout ce travail avec chacun des chanteurs. Enfin, je ne voulais surtout pas que l’orchestre soit un accompagnement de la voix. Pour moi, ce que les chanteurs exécutent doit faire partie du tissu orchestral. J’ai beaucoup travaillé sur l’unisson entre chanteurs et orchestre ; par moments, cet unisson peut être atomisé dans l’orchestre, mais à plus de 80% le chanteur peut s’appuyer sur l’orchestre. J’ai aussi fait doubler les chanteurs par des instruments, afin de modifier leur couleur de voix. J’ai travaillé chaque idée musicale en recherchant l’atmosphère qui serait capable de relier les voix et les instruments. En réalité, en écrivant cette pièce j’ai compris plein de choses sur l’opéra : quand on trouve la bonne musique, avec les bons rythmes et qu’on arrive à « la belle phrase », là, c’est un bonheur que je ne connaissais pas du tout jusqu’ici. J’ai aussi compris que l’on peut faire en sorte que l’auditeur comprenne le sens des mots, sans que la musique se cantonne à être illustrative. J’aimerais maintenant continuer dans cette voie.

Propos recueillis par Jésus Aguila